L’échec d’une (de la ?) psychanalyse
La psychanalyse et la Littérature, une histoire d'amour toxique
La psychanalyse dans Ta promesse : un personnage comme un autre
Dans Ta promesse de Camille Laurens, l’héroïne, Claire, qui est l’avatar fictif de l’autrice, a passé vingt ans en psychanalyse à la suite de la mort de son bébé. Elle met fin à cette thérapie non pas parce que celle-ci a atteint son but, mais parce que son analyste a décidé de partir à la retraite. Ce départ est concomitant avec le début idyllique de son histoire d’amour avec Gilles, une idylle qui va se dégrader fortement à mesure que l’emprise narcissique de son compagnon se ressert sur elle. En expliquant tout cela, Claire justifie ses vingt années de psychanalyse en partie par son métier d’écrivain, arguant qu’il est impossible d’être un bon écrivain sans passer sur le divan. Page 123, elle dit à son avocate :
“Quand mon chagrin s’est un peu apaisé, j’ai continué, j’avais pris goût à l’approfondissement des choses, des gens et de moi-même. Je me suis mise à lire les textes, j’y puisais de la force et de l’intelligence comme on en trouve parfois dans l’amitié, je me suis passionnée pour Freud, Lacan, Melanie Klein, ils colmataient mon chagrin aussi bien qu’Emilie ou Carole [deux amies de Claire]. Il me semble difficile pour un écrivain de dédaigner la psychanalyse, chercher la vérité à travers la langue est leur lieu commun.”
Cette référence au travail de la langue veut mettre en équivalence connaissance de soi et écriture pour établir que le mouvement introspectif que propose la psychanalyse est nécessaire pour bien écrire. C’est un peu un lieu commun : la méthode psychanalytique étant une méthode qui se base sur la discussion et l’analyse de la parole, on peut facilement faire le lien entre psychanalyse et littérature. Néanmoins, cette opinion, exprimée par Claire à son avocate, est facile à réfuter.
La possibilité d’une introspection par la parole qui ne soit pas de la psychanalyse n’est pas discutée. Et encore moins l’idée que l’écriture serait essentiellement introspective. Claire/Camille écrit principalement de l’auto-fiction. On pourrait se demander : est-ce qu’un auteur d’un autre genre, comme un auteur de romans policiers ou de science-fiction, serait d’accord avec elle ? Ou bien un auteur qui s’intéresse principalement aux autres joies de la fiction : la description précise du monde dans lequel nous évoluons ou l’élaboration détaillé d’un monde imaginaire, la création d’une intrigue bien ficelée ou d’une scène évocatrice… Selon l’intérêt qu’un écrivain porte à telle ou telle élément de l’écriture, il nous inciterait alors à suivre une formation de sociologie, d’étude du cinéma, d’histoire de l’Art… Mais peut-être, me direz-vous, que toutes ces joies découlent de l’introspection, elles ne seraient que ses conséquences logiques, l’expression matérielle d’un inconscient bien compris grâce à un travail du langage.
Plus loin dans le récit, quand Gilles se révèle être un abominable salaud, il prétend aller chez un psy, seul, pour régler ses problèmes de couple. Avant cela, il avait déjà effectué une thérapie de couple avec son ex-compagne, ce qui n’avait eu aucun effet bénéfique sur leur couple. Ce personnage est tellement manipulateur qu’on peut s’imaginer qu’il ment de bout en bout, et n’est jamais allé chez ce deuxième psy. On peut aussi imaginer qu’il manipule son psy pour faire passer Claire pour une sorte de harpie, une “mère toxique”. Enfin, peut-être que le psy en question est tout simplement incompétent. P 170 :
“Grâce à sa thérapie, il avait trouvé ce qui n’allait pas entre nous. Voilà, j’étais devenue pour lui une “mère toxique”. Il lui avait fallu très peu de séances avant que cette évidence jaillisse, du reste c’était pareil avec Violetta, incroyable à quel point on répétait les choses. Mais lui, ce genre de rapport fusionnel ne lui convenait pas, il étouffait, je l’étouffais, j’étais envahissante, il n’y en avait que pour moi, toujours, partout, j’étais la mauvaise mère mortifère qui détruisait tout en prétendant bien faire.”
On voit alors l’héritage misogyne de la psychanalyse en action. Ce stéréotype de la mère toxique et étouffante qu’il faut réprimer pour que l’enfant puisse s’épanouir se rend au service d’un homme violent et manipulateur. Mais Claire ne se laisse pas faire, elle se défend avec des armes qu’elle connaît bien. S’ensuit donc un bras de fer entre d’un côté, Claire, 20 ans de psychanalyse à son actif et une bibliothèque bien remplie de Lacan et Freud, et de l’autre Gilles, diagnostic de mère toxique sous le coude, et un sacré toupet. Elle se bat vaillamment en ayant le dernier mot grâce à sa maîtrise du langage psychanalytique. Mais le mal est fait : comme elle reconnaît l’autorité du psy de Gilles, elle s’échinera à prouver à de multiples reprises qu’elle ne se comporte pas comme une mère toxique.
Bien plus tard dans le roman, Claire se reconstruit en posant le diagnostic de “pervers narcissique” sur cet homme qui a fait preuve de violences psychologiques, financières, et de violence tout court. Son agent, Rob, dit alors qu’elle commence un travail d’enquête en utilisant la psychanalyse et ses écrits, comme après la mort de son enfant. P 274, il dit
“Une fois lancée, elle pose l’amour sur la paillasse et elle regarde sans ciller, elle sonde le coeur et les reins. Il y a tellement d’outils d’investigation, de nos jours. La connaissant, elle a dû commencer par des livres — de la psychanalyse, de la philosophie, mais pas que.”
Sa reconstruction se fera donc dans le cadre théorique du “pervers narcissique”, un terme forgé par un psychiatre et psychanalyste, Paul-Claude Racamier. C’est un terme qui n’est pas reconnu par la communauté scientifique, mais qui a connu une popularité quasi immédiate dans les années 90 et 2000. Cela lui permet de pathologiser le comportement manipulateur et violent de Gilles : on sort du domaine du jugement éthique, cet homme n’est pas un pécheur, un salaud, ou un tyran, c’est un homme malade, et qui ne changera pas. “Le Mal” devient diagnostic.
Enfin, il est dit à plusieurs reprises que Claire est mise sous anxiolytique en attendant le procès, mais autant nous saurons qu’elle a vu un psychanalyste pendant vingt ans, autant le psychiatre ou le médecin qui lui a prescrit cette solution chimique à son mal-être sera passé sous silence, ce qui rentre dans le cadre d’un certains tabou du médicament pour traiter les maladies mentales. Autant la psychanalyse est littéralement romancée, autant la psychiatrie devient un non-dit du roman.
Un échec qui ne s’assume pas
Peut-être que c’est ma mauvaise opinion de la psychanalyse qui me fait voir dans ce livre une énième preuve de l’échec de cette méthode. Mais quand même ! Déjà, d’un point de vie purement économique : vingt ans, multipliés par au moins une séance par semaine, à nouveau multipliés par le prix d’une séance, ça doit faire, au total, un paquet de fric. Est-ce un bon investissement ? L’héroïne est incapable de reconnaître les répétitions de dysfonctionnements dans son comportement qui l’amène à tolérer chez les hommes qu’elle aime des actions inacceptables: celles de Gilles, mais aussi de son mari, et d’un autre ex-compagnon. Et cette incapacité, nous dit-elle elle-même, est liée à son rapport à un père distant et peu aimant. La proposition de valeur de la psychanalyse, pour reprendre un vocabulaire économique, c’est de mieux comprendre nos pensées grâce au langage, en se remémorant des moments significatifs de notre enfance et de notre passé, pour nous permettre de dépasser nos comportements nocifs. Guérir, donc, grâce à la parole.
Là, il me semble que concrètement, pour Claire, cela n’a pas marché. Elle a quand même plongé la tête la première dans la gueule du loup, malgré vingt années à détricoter son rapport à son ex-mari, à son père, et aux hommes en général. A quoi bon toute cette introspection, si elle ne possède pas à la fin des armes robustes pour se défendre contre de nouveaux hommes certes manipulateurs et donc vicieux, mais qu’elle commence à bien connaître ? Pourquoi n’a-t-elle pas réussi à enfin poser des limites, après 20 ans de thérapie ? C’est certes le propre de l’emprise que d’avancer masquée, mais l’idée ici n’est pas de reporter la culpabilité sur Claire pour absoudre Gilles. Ma lecture personnelle a surtout reporté la culpabilité sur la psychanalyse pour absoudre Claire, pour expliquer pourquoi elle accepte une nouvelle situation d’emprise malgré une certaine expérience de ce type de situation.
Et enfin, le plus insupportable, c’est quand la psychanalyse se retourne littéralement contre sa fidèle, avec l’imposition d’un jugement misogyne mais convenu du langage freudien. C’est toujours la faute de la mère, et toute femme est une mère fautive en puissance.
Claire ne partage pas ce raisonnement avec moi : elle remettra ses exs toxiques à leur place, mais pas la psychanalyse. Au contraire, elle utilisera sa structure et son vocabulaire pour se reconstruire. Pourquoi ? Bon, il n’est pas simple de dire adieu à peut-être sa relation la plus longue (vingt ans), qui sous-tend la raison d’être de son oeuvre (introspection) et qui l’a aidé dans les moments les plus sombres de sa vie (la mort d’un enfant). Tant pis si ça coûte cher, si parfois ce cadre se retourne contre elle, ou alors s’il n’est finalement pas si efficace pour poser des limites à de comportements inadmissibles. Il n’est d’ailleurs pas si simple d’abandonner un mouvement de pensée qui a eu une telle importance dans le paysage littéraire français de la deuxième partie du XXème siècle.
Debunker la fiction ?
A la suite de la publication de l’épisode sur Ta promesse, j’ai reçu plusieurs commentaires qui me rappelaient, ou qui rappelaient aux auditeurs, que la psychanalyse est une pseudo-science. Cela m’a étonnée, car j’avais eu l’impression que ma mauvaise opinion de la psychanalyse avait été assez clairement énoncée. Les termes “foireux” et “pas très scientifique” n’auraient-ils pas suffi à exprimer la notion de “pseudo-science” ?
A chaque fois que je parle de croyances dans un livre de fiction, je suis toujours coincée par le fait que je m’attaque à… de la fiction. C’est un peu incongru de debunker de la fiction. C’est comme si je lisais un livre d’inspiration chrétienne, et que je rappelais au début de la critique que le christianisme serait une croyance. “Attention ! Transformer l’eau en vin, ce n’est pas prouvé scientifiquement !” Mais la différence entre une pseudo-science et une religion, en tout cas aujourd’hui, c’est peut-être la prétention d’être aussi rigoureuse, aussi réelle qu’une science. Avec une religion, on sait déjà plus à quoi s’attendre. Et avec la psychanalyse, on a la question du traitement : elle ne se propose moins d’être une alternative au curé, mais plutôt au médecin. Elle propose la guérison, et non le salut.
Le problème qu’on constate dans ce livre, et qui est souvent souligné par les critiques de la psychanalyse, c’est le danger de la détérioration. Si le traitement à un problème n’est pas adéquat, on peut assister à une détérioration de l’état du patient. Claire, en mettant toute sa foi dans la psychanalyse, a vu sa situation se détériorer. Ou plutôt, j’ai lu cette situation se détériorer. Mais en se reconstruisant sans laisser la psychanalyse de côté, on pourrait dire qu’elle exprime une idée du type “allez voir un psychanalyste, et ça ira mieux” à des femmes dans la même situation. La fiction permet ici de donner de la crédibilité à une croyance, même si je trouve que Ta promesse en fait globalement une mauvaise publicité. Quand même, 20 ans de psychanalyse pour ça ?
Psychanalyse et littérature, quel gâchis !
Mais Ta promesse est loin d’être le seul livre qui a normalisé cette pratique peudo-scientifique. En effet, la psychanalyse a connu en France dans la deuxième moitié du XXème siècle une popularité qui a eu un impact concret et négatif sur beaucoup de sujets de santé mental, justement à cause de cet effet de détérioration. Et l’un des outils de cette popularité, c’est un certain cercle littéraire qui en a fait l’éloge pendant des années. Les psychanalystes ont utilisé le prestige de la Littérature avec un grand L pour assoir leur réputation. Déjà, comme on l’a vu plus haut, en disant que leur méthode serait un outil pour devenir un bon écrivain.
De plus, la psychanalyse a aussi besoin d’un discours un peu exalté de la Littérature pour gagner en crédibilité. Si lire des livres, les écrire et les analyser sont des actes “thérapeutiques”, alors la psychanalyse, de par sa méthode très similaire à l’analyse de texte, peut être considérée comme une véritable thérapie. A cela s’ajoute le prestige d’un groupe d’intellectuels, d’écrivains, de professeurs et de journalistes qui ont assis la réputation de la psychanalyse car ils retrouvaient leurs propres pratiques d’écriture dans cette pseudo-science. La psychanalyse a cela d’intéressant qu’elle « scientise » la Littérature. Un jeu de mot bien trouvé par Lacan devient vérité incontestable. Dans un XXème siècle qui voit la Science prendre la place prestigieuse des Humanités du siècle dernier, on comprend mieux l’attrait d’une discipline qui crée une forme de jonction entre les deux. Tant pis si cela repose plutôt sur les apparences que sur les méthodologies.
Ce lien fort entre Littérature et psychanalyse, il peut faire du mal. Récemment, dans Intérieur nuit, le journaliste Nicolas Demorand dévoile sa bipolarité, en décrivant notamment son parcours médical semé d’embuches. A ce propos, il écrit :
“Personne, à aucun moment, ne m'a jamais recommandé d'aller consulter un psychiatre. C'est donc armé de mes lectures de khâgneux (un peu de Freud, de Lacan appliqué à l'analyse de la littérature ou de la peinture) que je me suis tourné, choix malheureux, vers la psychanalyse.”
On retrouve ce lien entre littérature et psychanalyse qu’a raconté Camille Laurens. Et surtout, on en voit les aboutissants : une longue errance médicale. Donc oui, malgré ma réticence, les quelques commentaires à mon épisode ont bien raison : ça reste utile de rappeler les dangers de la psychanalyse quand on voit un livre apporter du crédit à cette pseudo-science, et plus précisément quand il participe à son prestige et donc à sa nocivité.
Cela étant dit, je pense que Claire/Camille est à la fois coupable et victime : coupable de normaliser une pratique qui peut faire autant de mal, si ce n’est qu’en empêchant à d’autres thérapies plus robustes d’exister sur la scène littéraire, mais aussi victime de cette même pratique. Je me dis qu’avec d’autres armes plus affutées, elle aurait réussi à mettre des limites à l’emprise d’un homme malsain. D’autres l’ont réussi ! A certains personnages mineurs de ta Promesse qui ont su résister à la manipulation de Gilles, on aimerait demander : comment avez-vous fait ? Quelles étaient les armes à votre disposition pour établir des limites ? Qu’est-ce qui marche ?
Pour comprendre ma mauvaise opinion de la psychanalyse, je ne peux que recommander, du podcast Meta de Choc, la série “Que vaut la psychanalyse ?”, avec Jacques Van Rillaer. https://metadechoc.fr/podcast/que-vaut-la-psychanalyse/
Merci pour l'article—c'était fascinant! En gros, je suis d'accord avec votre argument et je ne peux qu'ajouter que si le psychanalyse est devenu un pseudo-science, ce n'était pas inevitable. A mon avis, il y a toujours une tension chez des psychanalystes entre la dimension presque religieux du discipline et le désir à vraiment guérir des patients devant eux. Freud lui-même avait plusieurs conceptions de l'avenir de la psychanalyse. Voici un extrait d'une critique récente (et très forte) par Maggie Doherty en Harper's Magazine, qui concerne l'état actuel de la psychanalyse aux États-unis:
"In 1918, [Freud] imagined that a democratizing turn in the world would loosen the strictures he’d placed on psychoanalysis. In this “fantastic” future, outpatient mental-health clinics, staffed by those with analytic training, would provide treatment to the poor and the working class for free. When this happened, clinicians would have to “alloy the pure gold of analysis freely with the copper of direct suggestion.” (During the interwar period, free clinics sprang up in ten cities, including London, Vienna, and Berlin. According to the scholar Elizabeth Danto, the first and second generation of psychoanalysts devoted at least one fifth of their clinical work to the urban poor.)"
Même si la psychanalyse demeure une 'pseudo-science', on aurait pu au moins ne pas dépenser un gros paquet de fric pour la faire!
Bonjour Léa, merci pour cet excellent article ! Je ne sais pas si tu sais, je suis désormais psychologue, donc je connais assez bien le sujet :)
Pour celles et ceux que ça intéresse, je me permets de signaler qu'il existe aujourd'hui des approches dont l'efficacité a été montrée empiriquement. Il y a surtout les thérapies comportementales et cognitives. La Thérapie d'Acceptation et d'Engagement en fait partie et est aujourd'hui une des approches ayant le plus fait ses preuves.
Pour les problématiques liées au trauma, il y a aussi l'EMDR par exemple.
Margot L du master com.